Ilya Kabakov

Ilya Kabakov, qui accepte encore volontiers le qualificatif obsolete d’artiste sovietique, est autant l’archeologue d’une epoque revolue que le temoin d’une histoire collective non resolue. Le passe proche dont il nous entretient mele etroitement ironie et nostalgie dans des <<installations>> qui hesitent toujours entre analyse critique et communion participative. Kabakov plante ainsi des decors pour une scene qui raconte a la fois une histoire, son histoire et l’Histoire. Chaque fois, les destins collectifs et personnels, fictifs et reels, se telescopent dans un recit qui temoigne de l’environnement psychologique et materiel, public et prive, de l’homo sovieticus.

Le scenario des quelque soixantedix <<installations>> jusqu’a present realisees dans le monde par Ilya Kabakov a ete soigneusement notifie, il y a une vingtaine d’annees, dans des albums ecrits dans la clandestinite. Veritables archives condensees, stock d’images et de recits, ces albums rassemblent une multitude de story-boards qui servent de matrices a une oeuvre profondement narrative et prennent desormais corps dans d’importants dispositifs, ce qu’il qualifie lui-meme d’installations totales. Le principe en est simple. Il derive d’une idee developpee notamment, de Scriabine a Meyerhold, par les avant-gardes russes et sovietiques: l’oeuvre d’art totale, associant les differentes expressions artistiques (musique, peinture, theatre, litterature…) au sein d’un meme spectacle <<d’atmosphere>>. Chez Kabakov, la scene n’est pas preparee pour la performance des acteurs, elle est abandonnee au spectateur; elle a deja eu lieu. Le decor est inhabite, les acteurs sont dans les coulisses: <<Cela doit faire penser a une scene de theatre ou le spectateur peut monter pendant l’entracte >> comme le precise l’artiste dans le catalogue (p. 27). C’est ici que nous vivons, realisee l’invitation du Musee National d’Art Moderne, est la plus volumineuse << installation totale >> d’Ilya Kabakov. Installee sur deux niveaux au coeur du Forum du Centre Pompidou, elle reconstitue les traces du chantier d’un grand batiment public dont subsistent seulement quatre colonnes a demi montees. Les travaux sont arretes depuis quelques temps; les baraques de chantier entourent toujours l’ouvrage, elles ont ete investies par des habitants de fortune, amenagees en interieurs domestiques. La vie a repris le dessus mais l’intimisme est encore largement conditionne par les regles normatives du corps social. L’artiste, qui a realise cette installation composite a partir de plusieurs microrecits, a en effet tenu a marquer la survivance du modele collectiviste dans les esprits. Il l’evoque dans l’ensemble de ces baraquements contigus, sorte d’habitat communautaire, mais aussi dans une salle collective installee au sous-sol. Il s’agit d’une ancienne salle de reunion ou trone un tableau <<revolutionnaire>> dont le sujet et la facture sont les vestiges academiques du realisme socialiste. En fond sonore de cette salle publique, le spectateur entend distinctement des chants russes. Ce sont d’anciens chants a la gloire du pays et des forces productives, signes intacts des elans de la jeunesse brejnevienne. Ils reactivent les reflexes collectifs d’antan en pointant le suspens de l’action: << l’installation totale est le lieu d’une action figee, ou s’est produit, se produit ou peut se produire un evenement>>. C’est ce suspens << evenementiel >> qui fait l’objet d’une theatralisation a la maniere du Trauerspiel baroque. La reconstitution est bien fictive, elle est aussi deliberement factice, antiillusionniste. Le decor est presente comme tel. <<Ce cote faux, cet artifice ne doivent justement pas etre surmontes mais preserves dans l’installation totale. Le spectateur ne doit pas oublier que ce qui est devant lui n’est que tromperie, que tout est fait deliberement dans le seul but d’impressionner>> (p. 27). L’installation est un trompe-l’oeil, une simple et meticuleuse disposition d’indices, un inventaire de traces et de vestiges avec le temps comme facteur de cristallisation (<< le plus impressionnant dans l’installation totale, c’est la facilite avec laquelle elle unit le temps et l’espace, couple qui vit d’habitude separe>>). Car la scene multiple a laquelle est convie le spectateur est d’abord concue comme un theatre disperse de la memoire qui, sous la forme d’un chaos apparent, n’est que le modele allegorique de la nebuleuse cerebrale ou les souvenirs viennent se greffer sur des objects references. Ces objects de musee, objets quotidiens ou objets de rebut, par leur accumulation (La Cuisine communautaire, 1991, Fondation Dina Vierny, Paris) mais aussi parfois par leur absence (Le Musee vide, Staatliche Hochschule, Francfort, 1993) convoquent chaque fois un procede mnemotechnique: memoire fictive, objective ou affective des objets; mais aussi memoire volontaire (l’archive) ou involontaire (l’accumulation) du collectionneur selon une distinction proustienne qui instruit pour nous le rapport de Kabakov a l’institution museale.

Dans son analyse desormais classique sur Valery, Proust et le musee (in Prismes. Critique de la culture et societe, Paris, Payot, 1986), Adorno rappelle combien Proust defend le supplement artistique provoque par l’aura museale. Les oeuvres exposees dans le musee sont, selon l’auteur de la Recherche, rendues a l’abstraction qui les avait fait naitre dans l’esprit du createur, elles sont mises en retrait du monde, en suspension hors du champ social dont elles sont issues pour etre elevees au rang d’oeuvres intemporelles. Valery parle alors de detournement, de fossilisation. C’est bien la le paradoxe qu’entretient Kabakov quand il pense l’installation dans le musee d’une oeuvre aussi intimement liee au destin historique et circonstancie de la societe sovietique. Car, adherant sans equivoque a l’analyse proustienne du musee, considerant cette institution comme le site meme de l’art, le temple moderne par excellence (<<les musees d’aujourd’hui sont des cathedrales>>), Kabakov fait se telescoper deux temporalites apparemment contradictoires reconciliees dans la suspension de l’evenement. C’est ici que nous vivons ne denonce pas la precarite d’une situation (l’occupation illicite des baraques est clairement fictive), mais opere la syncope des temps (le passe revolu du chantier, la presence virtuelle des habitants, le present contemplatif du spectateur) pour mieux instuire la transformation du temps historique en visite museographique. Le spectateur qui traverse les baraques successives fait en accelere le chemin de l’histoire s’inscrivant, comme le rappelle Maurice Blanchot dans son analyse du musee imaginaire de Malraux dans les pages memoriales du musee (L’Amitie, Paris, Gallimard, 1971). A ce titre, l’oeuvre de Kabakov n’est pas un acte de resistance. Si les vestiges qu’il rassemble viennent illustrer l’hypothese de Jean-Luc Nancy selon laquelle <<ce qui reste est aussi ce qui resiste le plus>>, c’est avant tout pour se demander <<si l’art tout entier ne manifeste pas au mieux sa nature et son enjeu lorsqu’il devient vestige de lui-meme>> (<<Le Vestige de l’art>>, in L’Art contemporain en question, Paris, Galerie Nationale du Jeu de Paume, 1994, pp. 21-37). L’installation recemment presentee a la Fondation Tapies de Barcelone (Els limits del museu) s’inscrit dans cet esprit. Repondant a la question des limites conceptuelles du musee, Kabakov presente L’Incident au musee ou la musique de l’eau. Il s’agit d’une reconstitution de salles vetustes d’un musee sovietique envahi par une infiltration d’eau. Des seaux ont ete places au sol pour recueillir les fuites aquatiques, la chute des gouttes cree un univers sonore impromptu (<<la catastrophe, la destruction se metamorphose en creation>>). Comme dans C’est ici…, la vie reprend le dessus sur les poncifs academiques, le detournement est un supplement d’ame. Le musee est bien pour Kabakov le dernier refuge du sublime, l’habit de lumiere des oeuvres, le garant de leur anima(tion).