Marcel Broodthaers

Issu de l’aile revolutionnaire du surrealisme, Marcel Broodthaers avait occupe, dans la mouvance des evenements de mai 1968, le Palais des Beaux-arts de Bruxelles qui ne possedait a l’epoque aucune section consacree a l’art moderne. Depuis son entree dans le monde des arts visules en 1964, prenant acte de l’une des apories modernistes les plus difficiles a surmonter (a savoir que l’autonomie et la liberte dans le domaine de l’art, qui ont conduit les artistes a creer des oeuvres autoreflexives destinees essentiellement a l’appreciation esthetique, les ont aussi pousses a produire des objets qui n’echappaient pas, bien au contraire, au statut de marchandise et de fetiche absolu), Broodthaers en est rapidement venu a la conclusion que les musees contribuaient de maniere particuliere a renforcer cette situation malgre l’apparente neutralite qu’ils affichent. Ainsi, quelque temps apres la manifestation au Musee des Beaux-Arts, il inaugurait dans son appartement de la rue de la Pepiniere un lieu de rencontre, de discussion et de debats sur l’etat et la situation de l’art contemporain. Nomme Musee d’Art Moderne/Department des Aigles, cette institution ephemere allait monter, successivement et en divers endroits, differentes Sections d’un musee fictif (1968-1972) qui est devenu l’une des critiques les plus radicales de l’institutionnalisation de l’art.

En effet, chacune des douze Sections analysait les differentes dimensions <<parergonales>> de l’activite museologique: discours inauguraux manifestant les structures d’autorite inherentes a la legitimation de l’art, lettres explicatives de la situation du musee, plans de salles, dispositifs de transport et de circulation des oeuvres, supports populaires et academiques de diffusion des oeuvres, vitrines d’exposition, panneaux d’affichage et cartels, inscriptions murales, projections cinematographiques, references iconographiques constitutives du discours de l’histoire de l’art, etc.

La Section Publicite, que la Galerie Marian Goodman a reconstituee pour son exposition, represente, conjointement avec la Section d’Art Moderne, l’etape ultime du musee de Broodthaers, qui avaient toutes deux ete realisees a la cinquieme Documenta de Kassel en 1972. Alors que la plupart des autres Sections avaient ete relativement bien documentees, en particulier la Section du XIXe Siecle de la rue de la Pepiniere et la Section des Figures qui s’etait tenue a la Stadtische Kunsthalle de Dusseldorf en 1972, la Section Publicite, sans doute la plus lucide et la plus menacante de toutes, n’avait pas obtenu toute l’attention qu’elle meritait. Benjamin Buchloh, soucieux de faire reconnaitre toute la dimension critique de l’oeuvre de Broodthaers, a assure la conservation de l’exposition et produit, en collaboration avec la veuve de l’artiste, Maria Gilissen, un catalogue detaille qui permet a ceux qui n’ont pu voir l’installation de prendre connaissance de ses differentes composantes et de leur disposition. Ce catalogue, impeccablement concu, contient en outre un texte du commissaire qui, suivant sa rigueur habituelle, situe le travail de l’artiste en regard des avant-gardes historiques (constructivistes, cubistes, dadaistes et surrealistes) ainsi que des mouvements plus contemporains, tels le pop-art, le minimalisme et l’art conceptuel.

L’installation du Musee d’art Moderne/Department des Aigles/Section Publicite est un ensemble complexe: principalement des photomontages soigneusement encadres, mais aussi des vitrines contenant des photographies, des revues d’art, des catalogues d’exposition et des annotations de l’artiste, deux projections de diapositives, une caisse de transport de tableaux, des cadres vides de differents formats et factures, un panneau mural en plastique portant l’inscription <<Musee d’Art Moderne/Dpt des Aigles, fig. 0, Service Publicite>>, deux affiches d’exposition, des cartels numerotant les pieces et indiquant <<publicite>>, une minuscule sculpture en bronze a l’effigie de l’aigle et meme un extincteur chimique, egalement numerote. Les differentes composantes de l’oeuvre sont presentees aussi bien a l’interieur de cette petite salle reconstituee musee que sur les faces exterieures de ce musee de fortune et sur les murs attenants de la galerie.

Buchloh identifie a juste titre l’oeuvre de Marcel Broodthaers comme un ensemble de strategies constamment renouvelees et deplacees qui operent a la marge de l’art. La Section Publicite ne fait pas exception. Par exemple, les photocollages, qui constituent la plus grande partie de l’installation, bien qu’ils se referent aux collages et photomontages des avant-gardes, echappent a l’effet de choc et de simultaneite que ceux-ci produisaient grace a l’integration d’une multitude de lectures possibles de l’espace et des images. Ils obeissent en effet a une logique que Buchloh qualifie de <<paratactique>> (par opposition aux procedures syntactiques de ses predecesseurs) parce que les images rassemblees operent comme des <<citations>> aussi bien des oeuvres d’art que Broodthaers avaient reunies pour la Section des Figures de Dusseldorf que d’images publicitaires utilisant l’aigle comme allegorie du pouvoir au service de l’industrie. Le parallele entre l’art et la publicite, tres explicite dans la projection de diapositives notamment, permet de soutenir avec force la these de l’artiste: <<une theorie artistique fonctionnerait comme publicite pour le produit artistique, le produit artistique fonctionnant comme publicite pour le regime sous lequel il est ne>>.

Encadrements, mise sous vitrines de textes et catalogues, numerotation des objets, presentation des photo-collages en systemes taxonomiques, montrent sans detour que Broodthaers a reproduit les methodes archivistiques suivies par les musees. Contrairement a l’exaltation de l’exposition dont la valeur avait ete associee par Walter Benjamin a la reproduction photographique, la procedure deconstructionniste de Broodthaers telescope images et methodes historiques avec l’environnement contemporain le plus trivial pour montrer justement que les produits de l’art, a l’epoque de l’industrie culturelle, ne peuvent se soustraire a la constitution des mythes et au fetichisme qu’a la condition d’user de strategies paraesthetiques qui inversent le procede habituel d’incorporation du passe archive de l’art pour creer de nouvelles legendes.