Transparence dans l’art du XXe siecle

Le Musee des Beaux-Arts du Havre presentait une exposition regroupant une centaine d’oeuvres sous le theme de la transparence. Elle abordait avec gourmandise peinture, sculpture, architecture et photographie et etendait ses recherches de 1914 a 1980, de Bruno Taut a Jean Nouvel, en passant par Moholy-Nagy, Duchamp, Hans Haacke, Dan Graham ou Julio Le Parc. On pourra regretter l’immanquable arbitraire de leur selection, ou encore la legere confusion de l’accrochage, toutefois l’ensemble definit une premiere approche honnete et juste de la question de la transparence, dont la souplesse essentielle autoriserait peut-etre une lecture singuliere de l’esthetique du XXe siecle.

Si le spectateur s’egare parfois, on retiendra l’interaction efficace des oeuvres, tout juste distinctes, se repondant dans une continuite visuelle, dynamique et lumineuse, l’espace museal participant activement a la mise en situation et au deploiement virtuel des objects par la transparence relative de ses facades. La coincidence du lieu et du concept privilegie une premiere perception globale, contestant le fragment, le detail, la decomposition, au profit d’une vision simultanee et active. C’est que la transparence se definit d’abord par son statut phenomenologique particulier. Mieux qu’un theme, elle temoigne de l’extension ou transformation de la connaissance perceptive et de l’experience visuelle largement sollicitee durant la periode choisie. Support materiel, ideel, instrument ou principe formel, elle s’inscrit des les annees dix dans l’ambition d’une perception en rupture avec la convention mimetique, puis comme outil dialectique capable de mener a une vision nouvelle, de conduire, eduquer, reflechir litteralement ou ideellement le regard.

De la pluralite ontologique de la transparence ressortent neanmoins deux principes: l’absolue traversee du regard, l’ambition d’une oeuvre ouverte, a la limite de la matiere, dissoute dans l’espace et inscrite dans le reel, a l’image de la Construction dans l’espace n[degrees] 2 de Gabo, ou encore l’oscillation entre filtration et opacite, par effect de miroir, a l’image de la maquette du gratteciel de 1921 de Mies van der Rohe. De la sorte, la transparence implique un dechiffrage en terme de rapport, passage, fusion, mais encore une fonction de limite invisible perverse et selective, ou plan miroir et opaque sans franchissement ni communication possible. De ces ambiguites et ambivalences decoule en somme un rapport fluctuant et signifiant au reel (environnement et spectateur), a l’espace et au temps.

De la meme maniere que l’exposition insiste sur la mise en situation des oeuvres integrant la matiere transparente, elle confirme sans doute le credit croissant accorde au regard et a son questionnement. Elle presente des objets relevant de la seule stimulation visuelle, de l’experience optique, etendant pour cela le champ semantique de la transparence a celui des immateriaux (lumiere, espace, rythme). La Spirale de Moholy-Nagy, artiste incontestablement representatif de l’application de la transparence, procede d’une delicate et souple conversion de la matiere en production d’ombres, reflets, circulations et perforations lumineuses. Les constructions en creux et reliefs de Vardanega, trente ans plus tard, temoignent de la meme ambition de dematerialisation, suspension, formalisation du rythme et de la lumiere. Le danger esthetisant pressenti par le premier, et contourne par la stricte volonte de definition sociale de l’artiste, ne semble pas epargner tout a fait le second, par trop attentif a la richesse spectaculaire des effets optiques. En revanche, les combinaisons de matieres et mouvements effectuees par Le Parc dans le Continuel – lumieres avec formes en contorsion, allient articulations transparentes, structures ouvertes, tensions et rayons lumineux, et situent l’oeuvre dans un rapport formel continu entre transparence, lumiere, escape et mouvement, se revelant sans hierarchie ou desequilibre. L’idee meme de transparence indique finalement la flexion du temps. Construction spatiale n[degrees] 2 de Gabo, concue comme un large deploiement de surface, a partir de lignes fixees dans le plastique, se presente moins comme masse que comme support d’energie. Dans la mesure ou la matiere assimile, absorbe, renvoie, ingere ou dissipe, elle precise l’essence dynamique du reel, en meme temps que les rythmes inherents a la forme qui la cree. A cela s’ajoute l’intuition ou perception de la transformation. Le materiau souple et a peine substantiel implique en somme la distinction du possible autant que du reel, devenu <<trace de mouvement>> et positionnant l’oeuvre et son univers dans une duree. Hans Haacke la precise en l’empruntant aux processus naturels. Qu’il s’agisse de Circulation, vaste schema organique de tubes transparents vehiculant l’eau a des rythmes irreguliers, ou des Cubes de condensation, annulant partiellement la transparence des parois par de fines gouttelettes translucides, la matiere decompose l’ecoulement du temps et reproduit la structure cellulaire comme mise en evidence des relations spatiales et sociales.

En outre, la transparence peut encore se comprendre comme image de la simultaneite de la conscience, ou illusion d’un present fixe. Les superpositions picturales de Picabia dans les annees trente, le renvoi de l’oeuvre sur elle-meme par effet de miroir, le positionnement actif et visuel du spectateur dans l’oeuvre et dans l’espace avec les Pavillons de Dan Graham, inscrivent resolument la transparence dans un rapport spatio-temporel. On ne s’etonnera pas alors de la presence consequente du medium photographique. Taches, halos, ossatures lumineuses, l’image elle-meme doute de sa materialite. Son depassement materiel, la penetration dans le reel et le present, la fixation des objects transformes en ombres, residus de visible, signes vides de leur sens coincident avec la nature transparente. A cela sajoute la representation materielle de la transparence, comme dans le Verre de vin de Moholy-Nagy, le Nageur de Steiner, ou l’element transparent s’engage vers une forme sublimee d’expression optique. Si Ian Wallace retient probablement cette mise en abyme dans la serie Street Reflections, le pan de verre assume d’abord une fonction sociologique et dialectique. La vitrine, signe probable et convaincant de modernite et d’urbanisme, devient ce qui interdit la conjonction somatique, le passage du corps, et donc la realisation du desir, en meme temps qu’il aiguise et canalise la vision, valorise un espace a voir.

La capacite du verre a priver la matiere de son objectivite tout en la designant s’applique particulierement au vocabulaire architectural. La mise en doute de la fonction limitative de la construction architecturale se voit largement troublee par l’intrusion du plan libre ou transparent. Au-dela de l’utopie sociale vehiculee au debut du siecle, de sa reduction au seul style dans les annees cinquante, jusqu’a son epuisement par trop de systemisation, la facade de verre vient d’abord perturber la traditionnelle dichotomie interieur/exterieur, soit qu’elle revele l’environnement, a l’image de Gropius ou de Nouvel, soit qu’elle se constitue comme une limite d’autant plus efficace et menacante qu’elle tend vers l’invisible, ou renvoie par effet de miroir. Tel est le paradoxe actif que la transparence nomme mais ne resout pas. Les Pavillons de Dan Graham, oscillant entre forme architectonique et sculpturale, se dedoublent par reflextion tout en assumant le debordement des espaces. La construction se dissout dans l’escape et admet le spectateur comme variable de l’espace. Elle devient un lieu mis en situation dans un espace rendu signifiant. Finalement l’espace clos par la transparence revet une fonction de monstration autant que d’influence sur le reel, l’espace et le spectateur qui l’occupe. Il procede de la volonte d’action et d’observation, d’indexage pour toute situation et lieu social.

La transparence temoigne du depassement materiel, de la transgression du reel, issue d’une esthetique qui situerait la transparence comme intermediaire entre creation et contemplation, sensible et pensee pure, comme allegorie de la dissolution de l’oeuvre d’art au sein de l’esthetique, puis au sein de l’idee a partir des annees soixante. Mais elle nourrit encore les aspirations realistes et materialistes, admettant l’objet reel dans un espace defini, dans le mesure ou la transparence inscrit sincerement l’oeuvre d’art au sein du reel et questionne les modes d’apprehension du monde materiel et multiple. Le danger d’une telle capacite ideelle d’absorption, autorise trop aisement le qualificatif de symptome de modernite, puisque le materiau transparent, admet le philosophe Avicienne, est <<comme un fou parmi les hommes, puisqu’il revet toutes teintes et couleurs>>. La transparence suffirait seulement a nous montrer qu’une extension des facultes de percevoir est possible et que l’acte createur en assume la fonction et releverait finalement de la pure intentionnalite.